Mademoiselle Manivelle
Dans un Montréal futur, Mademoiselle Manivelle a hérité du titre archaïque d’inspecteure des chemins, mandat dans le cadre duquel elle doit veiller à l’harmonie des êtres et des flots le long du canal. Nous la retrouvons un beau dimanche, jour de permission qu’elle espérait passer à se couler dans la lumière du jour. Elle ne sait pas encore que, dans l’obscurité des égoûts, une naissance se prépare. Un caïeu noir s’apprête à amorcer sa lente remontée de Lachine au Vieux-Port. Il cherchera, avant que le jour ne tombe, à se composer un corps avec les matières en suspension dans ce flot historié. Les citoyens de l’avenir ont baptisé ce phénomène, qui les apeure tel un monstre dans un conte, du nom enfantin de Gloupe, comme si cela suffisait à tempérer l’effroi qu’il leur inspire.
Un livre de Daniel Canty
En complicité avec Atelier Mille Mille
et Baptiste Alchourroun
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DANIEL CANTY
Daniel Canty est écrivain, etc. Il a grandi à Lachine, au lieu d’origine du Canal. Ses derniers livres sont L’été opalescent, un récit spéculatif à tirage limité et Mappemonde, un essai autofictif où il se penche sur les origines banlieusardes de la littérature universelle.
danielcanty.com
« Les dimanches sont jours de permission pour l’inspectrice Manivelle. Il n’y a rien qu’elle aime tant que de les passer en promenade, à se couler dans la lumière du jour. Un sandwich au fromage grillé et un verre de lait, puis elle prend le long chemin qui la mènera des hauteurs du Plateau jusqu’aux bas confins de Charlhenri, où le fleuve empiète sur l’île et des vents sinueux rident la surface des eaux, distordant l’image des quartiers submergés. Les courants sous-marins y sont les descendants de ces courants d’air qui jadis s’enfonçaient en sifflant dans les grandes ruelles à ras d’eau, échevelant la frimousse et colorant les joues des enfants irlandais et des autres pauvres catholiques qui pullulaient dans ce petit Boston, sorte de zone d’exclusion ceinturée de chemins de fer, d’usines et d’autoroutes, vibrante du ronron des usines, qui, au pied de la ville, recevait le pire des élans du climat et des effluves de l’ère industrielle. »
« Les autorités municipales, alarmées par la débâcle de l’Arctique, la recrudescence des eaux laurentiennes et la crise du logement social, mirent en branle un vaste chantier d’imperméabilisation du patrimoine. Aujourd’hui, à tout moment de la nuit, des citoyens s’avancent sur les passerelles qui surplombent le fleuve. Ils entrouvrent les sas pour emprunter les escaliers en colimaçon qui vrillent à travers le toit des plex, leurs couloirs et leurs chambres noués en un dédale étanchéifié. Des matelas et de la literie, roulés dans des alcôves, sont mis à la disposition des visiteurs. Les citoyens sont nombreux à vouloir dormir sous l’eau. Soir après soir, ils vont par les corridors submergés, cherchant une chambre libre, un repli douillet, où ils squatteront le passé, s’endormant sous le regard absent des bars, des perches et des carpes, qui ne connaissent ni le temps ni le sommeil des hommes. Comme si le poids du fleuve, en accentuant la charge du sommeil, pouvait les acheminer plus efficacement encore vers les grands fonds du rêve.
N’idéalisons pas la situation. Il n’y a pas que des images heureuses sous le miroir des eaux. L’Édit de propriété future stipule que l’usage prolongé des espaces publics doit être justifié par l’exploitation de leur fonction partagée. En d’autres mots, pour avoir le droit de s’installer en un lieu, il faut en faire fructifier la fonction. »
« Les pavillons du Cinéma des eaux s’élèvent sur le site de la deuxième écluse. Dans le basalte du seuil est inscrite sa devise.
Nothing but light and stories.
Que de la lumière et des histoires.
Deux volumes asymétriques, où se mélangent l’acier, le ciment brossé et le verre translucide, se jettent au-dessus du canal en un arc au galbe organique. Une longue passerelle permet de rejoindre l’îlot central, qui sépare les voies contraires de l’écluse : bleue pour ce qui flotte vers l’océan, rouge pour ce qui s’en détourne. L’inspectrice Manivelle, que préoccupe ce genre de choses, ne manque jamais de penser que ce sont les couleurs mêmes qui, dans l’œil des radiotélescopes, indiquent si les objets astronomiques s’éloignent (en bleu) ou s’ils s’approchent (en rouge). Deux couleurs pour nous dire si l’univers, oui, continue de se dilater, ou aurait commencé à se contracter, non! en un point final, où nous disparaîtrons tous. Le canal, comme tous les cours d’eau, porte en lui une image naïve du temps. On pourrait en dire autant de l’art cinématographique, qui a, encore et toujours, trouvé le moyen de survivre à l’annonce de sa mort. La signalétique du canal s’accorde d’ailleurs à merveille avec la programmation du Cinéma des eaux. Rive gauche, on présente des films du siècle dernier, dans des copies argentiques restaurées, alors que la salle de droite est réservée aux images du présent. »
« Les écluses actuelles étant numérotées d’est en ouest, de un à cinq, on pourrait croire que la course du Gloupe s’effectue à rebrousse-temps. Il faut plutôt envisager sa trajectoire comme un pont jeté entre les époques. Elle lie le site du premier Canal, à Lachine, principal port d’attache du commerce des fourrures, au havre du Vieux Port, vecteur d’origine du développement industriel de Montréal. À l’époque coloniale, les fourrures et les peaux remontaient le courant pour être évaluées dans les bureaux du Vieux-Montréal. À l’aube de l’ère industrielle, c’est à partir de là qu’un chapelet de zones et de quartiers industriels, qui s’étendrait éventuellement jusqu’au West Island, s’est peu à peu dessiné le long du Canal. La canal folly, la fièvre des canaux, saisit le monde occidental. On harnache le flot des cours d’eau pour accélérer le transport et produire de l’énergie. Plus de six cent entreprises se succèderaient, à raison d’une centaine par époque, pour effacer jusqu’à la mémoire des champs cultivés et des berges herbeuses qui les avait précédés. Entre ces foyers, d’où tracent des mouvements opposés se déploient et se superposent divers champs de possibilité temporels, dont le Gloupe est le vaisseau. Un effet quantique amplifié à l’échelle visible est en jeu. Beaucoup des usines qui longeaient le canal ont cessé leurs activités il y a déjà des décennies, cédant le pas aux industries immatérielles qui prédominent à notre époque. Pourtant, le Gloupe absorbe la production des industries perdues, comme s’il forait, dans son avancée obstinée, un tunnel à travers temps. »